jeudi 27 janvier 2011

Nietzsche : L’humanisme athée


Nietzsche : L’humanisme athée

« Après la mort de Bouddha l’on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne – une ombre énorme et épouvantable. Dieu est mort : mais, à la façon dont sont faits les hommes, il n’y aura peut-être encore pendant des milliers d’années des cavernes où l’on montrera son ombre. – Et nous – il nous faut encore vaincre son ombre. »
Aphorisme 108 (Le Gai Savoir) – Nietzsche

« Un humaniste croit volontiers au message d'amour et de paix d'un homme appelé Jésus, mais pas à sa nature divine ni aux circonstances entourant sa conception et sa naissance […] Bien qu'il ait rejeté toute croyance fondée sur des dogmes ou la révélation divine, l'humaniste n'en proclame pas moins la grande dignité de l'homme et reconnaît sa responsabilité sociale. Les célébrations humanistes […] sont l'expression d'une vision optimiste du monde éclairé par la science et la raison, d'un monde tolérant qui se construit sans le recours à des entités surnaturelles et dans le respect des plus hautes valeurs morales. […]Oui, une spiritualité athée existe bel et bien. »  La spiritualité athée existe (Le Devoir) – Jean Délisle

«  Si Dieu n'existe pas, [...] Alors tout est permis ?» Les frères Karamazov de Dostoïevski

Dans une lettre adressée au quotidien Le Devoir, Jean Délisle,  mentionne que le message d’amour et de paix de Jésus n’est pas la propriété exclusive des chrétiens, et que plusieurs humanistes athées croient aussi volontiers à ce message, tout en niant la nature divine de Jésus, donc en la possibilité d’une vérité qui est  transcendante. Nous pourrions nous demander s’il est cohérent de croire au message de Jésus, malgré le reniement de sa divinité?

À ce propos, je soulignerais l’aphorisme 125 du Gai Savoir de Nietzsche qui souligne le caractère radical de la mort de Dieu : « Qu'avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil? […] Loin de tous les soleils? Ne tombons-nous pas sans cesse? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés? Y a-t-il encore un en haut et un en bas? ».

Comme expliqué dans mon billet précédent, Nietzsche souligne aux athées que la mort de Dieu amène la fin de tous les référents transcendants, et particulièrement tous ceux hérités du christianisme. Sans un absolu, il n’y a pas de conception absolue de la morale. Ceci ne veut pas dire que les athées ne sont pas moraux, comprenons-nous bien, mais que toute morale se réduit légitimement aux sensibilités de l’individu. C’est pourquoi que l’athéisme humanisme est un projet esthétique, déterminé par les inclinations des individus dans lesquelles ils baignent. L’humanisme de M. Bélisle n’ayant aucune fondation métaphysique pour la soutenir, elle aboutit par sa logique ne peut que se transformer en une monstruosité morale. Les valeurs chrétiennes en perdant leurs référents métaphysiques ou révélés sombrent dans le subjectivisme et le particularisme. Étant donné l’absence d’axe vertical universel pour classer les idéaux moraux, l’athéisme mène alors au relativisme moral. 

Il est vrai que l’humaniste peut croire en la paix. Mais en quelle paix croira-t-il? Il peut croire en la justice. Mais en quelle justice croira-t-il? La paix et la justice lorsqu’elles sont fondées sur une tradition chrétienne ne sont pas laïques, elles portent l’individu entier vers les cieux. La conception chrétienne de la paix et de la justice ne peut être séparée de son principe, qui est le christ. Comment un athée peut-il croire en la charité sachant que celle-ci repose sur une conception chrétienne de l’homme et de l’amour? Toutes ces vertus demeurent chrétiennes, et sans le Christ elles deviennent folles. C’est pourquoi que G.K. Chesterton écrivait: « The modern world is full of the old Christian virtues gone mad. The virtues have gone mad because they have been isolated from each other and are wandering alone ». Car sans leur principe toutes ces vertus ne font plus de sens.

Nous pouvons constater l’impact de la subjectivité dans le langage commun par les difficultés liées aux définitions; on occultera l’intégralité paradoxale de l’expérience humaine et notre langage reflétera les particularités de nos perceptions individuelles. Ainsi,  un tel s’exprimera sur la paix, mais sa paix ne se réduira qu’à son élément politique et oubliera les autres aspects de la paix. Un autre parlera de cette paix intérieure, mais il oubliera les combats politiques nécessaires afin de combattre l’injustice et la pauvreté. Bref, les mots seront définis par les particularités. Chacun pourra choisir son language selon sa lunette idéologique et académique (économie, politique, sociologique, etc).

Dans un monde humaniste athée, nos croyances se modèlent ainsi en fonction de nos sensibilités. Comment pouvons-nous alors ordonner les différentes valeurs morales s’il n’y a rien autre que des sensibilités individuelles? À moins qu’un humaniste athée veuille bien décréter un dogme humaniste pouvant servir de référent quasi constitutionnel! Ce qui éliminerait la nécessité de discuter sur du néant!

Bref, malgré la noblesse de l’humanisme athée de M. Bélisle, son projet demeure naïf. L’athéisme en reniant toute transcendance, exclut toute évaluation verticale légitime et laisse la porte ouverte à plusieurs interprétations d’un même concept selon les inclinations particulières. La conséquence c’est que les choix moraux en viennent à être soumis exclusivement à une idéologie, que celle-ci soit de type utilitariste, sentimentaliste, matérialiste, patriotique, etc.  Ces idéologies deviennent à être le fond idéologique à travers lequel on définit le "gros bon sens". Ainsi, en Amérique du Nord le fond neutre collectif se retrouve à être un mélange d'utilitarisme, de libéralisme et de rationalisme. C'est seulement sur cette base que peut se créer une discussion collective. D'où pourquoi que la politique nord américaine se retrouve de plus en plus départagée entre libéraux et conservateurs. Les deux s'entendent sur les mêmes objectifs (qui sont déclarées universelles et neutres), mais pas sur les moyens.

L’humanisme athée en niant les fondations sur lesquelles reposent les idéaux chrétiens les détruits. Il peut bien accorder du crédit à ces idéaux, en toute objectivité, ils demeurent, dans son paradigme qu’un choix parmi tant d’autres.


Afin que la substance des valeurs auxquelle on réfère ne se perd pas, il nous faut un dogme. L’Église Catholique se déclare héritière de la parole de Dieu à travers l’écriture, la tradition et l’esprit.  L'obligation de son universalité l'oblige à prendre en compte l’expérience universelle de l'humain afin de proposer une vision cohérente de la place de l'homme dans la création. En ce moment, elle l'une des rares institutions à être en mesure de donner un projet de vie global tout en respectant la personne humaine dans son intégralité.

samedi 8 janvier 2011

Niezsche: Commentaire sur l'Insensé (Aphorisme 125)

Le gai savoir : L’insensé (Friedrich Nietzsche)
« Où est allé Dieu ? s'écria-t-il, je veux vous le dire ! Nous l'avons tué, — vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l'éponge pour effacer l'horizon ? Qu'avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où la conduisent nos mouvements ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N'errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas sans cesse venir la nuit, plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes avant midi ? N'entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la décomposition divine ? — les dieux, eux aussi, se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! » (Le Gai Savoir)

Psaume 14 (La Bible)
« L'insensé dit dans son cœur: " Il n'y a point de Dieu!..»

L’aphoriste 125 du Gai savoir de F. Nietzsche, dans sa traduction française, est presque une musique. Avec ses brèves questions et ses courtes affirmations, Nietzsche souligne le caractère dramatique et catastrophique de la mort de Dieu.  L’insensé avec sa lanterne allumée en plein midi crie sur la place publique, au milieu des badauds, qu’il cherche Dieu : « Je cherche Dieu! Je cherche Dieu! ». L’Insensé cherche Dieu, car il est celui qui veut créer une nouvelle étoile, il n’est pas insensible à la mort de Dieu. L’Insensé s’inquiète du nihilisme qui peut survenir. Mais voilà que la foule le regarde étonné, c’est alors qu’il saute au milieu de la foule, comme un prophète, et, à ceux qui se moquaient de lui, il leur dévoile que Dieu est maintenant mort, et que c’est nous (comprendre l’Insensé et ses compagnons) qui l ont tué.


Dans cet extrait, Nietzsche s’adresse certainement à ses compatriotes athées ou matérialistes, qui connaissent la mort de Dieu, et leur montre la conséquence de cette mort de Dieu : « … lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil? Où la conduisent maintenant ses mouvements? Où la conduisent nos mouvements? Loin de tous soleils? Ne tombons-nous pas sans cesse? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés? Y a-t-il encore un en haut et un en bas? … Dieu est mort! Dieu reste mort! »  Cependant, les gens s’étonnent du discours de l’insensé. C’est alors que l’insensé jeta à terre sa lanterne, qui se brisa, et déclara à propos de ses compatriotes que « cet acte-là est encore plus loin d’eux que l’astre le plus éloigné – et pourtant, ce sont eux qui l’ont accompli! ».

D’après cet aphorisme, les hommes n’ont pas compris les conséquences de la mort de Dieu. Ses contemporains le regardent d’un air étonné, car ils ne peuvent pas assumer la mort de Dieu; ils croient encore à l’ombre de cet ancien Dieu. Dans un contexte occidental, l’ombre de cet ancien Dieu se retrouve être les valeurs encouragées par le christianisme : c'est-à-dire l’égalité entre les individus (l’égalité devant Dieu), la science comme dernière croyance (c'est-à-dire croyance en une vérité objective; comme la matière, les mathématiques), l’économisme ou les diverses sciences sociales (qui amèneraient un paradis terrestre), etc…

Nietzsche sent que la mort de Dieu devrait aussi ultimement mener à la mort de ces idéaux hérités des valeurs chrétiennes, mais ses compatriotes ne l'ont pas compris. C’est pourquoi que l’insensé peut dire que « cet événement énorme [la mort de Dieu] est encore en route, il marche – et n’est pas encore parvenu jusqu’à l’oreille des hommes. Il faut du temps à l’éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, même lorsqu’elles sont accomplies, pour être vues et entendues. » Nietzsche est conséquent et cohérent avec sa réflexion sur l’athéisme. Il est le véritable prophète de l’athéisme, et celle-ci doit mener, comme il le dit, à un renversement de toutes les valeurs judéo-chrétiennes. Sans Dieu, il n’y a plus de haut, ni de bas. Et, il n’y a plus de morales autrement que celles que nos inclinations nous indiquent de vivre... sinon, c'est que nous n'en avons pas terminé avec Dieu!